Montcabrier (Lot), reportage
Un ballon coincé sous le bras, Olivier Pech enjambe les barbelés et s’approche des cages. La peinture blanche des montants métalliques rouille et craquelle. Le lichen grignote les filets à moitié déchirés. « Un jour, j’y ai inscrit un triplé », claironne le pilier de la défense, non sans dérision. De la tête, du pied gauche et de la cuisse droite… Habilité hors pair face au gardien ou loterie mémorable ? Le footballeur du dimanche garde le mystère. Un brin de nostalgie aux coins des lèvres, il soupire : « Qu’est-ce qu’on se marrait… »
Aujourd’hui, les cahutes du banc de touche tombent en lambeaux. Ornés de graffitis et d’un coutumier parfum de transpiration, les vestiaires ont, eux, déjà disparu sous les chaînes des bulldozers. Le théâtre des épopées du Football Club de Montcabrier, bourgade à mi-chemin entre Toulouse et Castres, offre aux yeux de son président un triste spectacle. Comme labouré par un troupeau de buffles, le gazon qu’il aimait tant fouler n’est plus qu’un champ de boue.
L’autoroute A69 ensevelira bientôt ce modeste stade. Le bitume n’est pas encore coulé, mais déjà un ruban de terre nue découpe les prairies et bosquets environnants. « J’essaie d’y passer le moins possible, murmure Olivier Pech. Ça me tord le bide. En détruisant cet endroit, on détruit des souvenirs. Qui se souviendra de notre histoire dans cinquante ans ? »
Des bottes de paille et un ballon
Cette histoire a débuté à l’aube des années 1970. Chaque dimanche, au petit matin, les enfants des hameaux du coin filaient en direction des lieux-dits En Marseille et La Mouline. « Là, au beau milieu des champs, on poussait les vaches, on fabriquait des cages avec quelques bottes de paille, puis on tapait dans la balle », se souvient Jean-Louis Gerardo, aujourd’hui sexagénaire.
En 1972, le maire André Cristol a décidé de bâtir un véritable terrain. Le FC Montcabrier a alors été fondé, et est devenu en quelques saisons l’étendard du village, où près de 500 joueurs défileront. « Presque tous les habitants s’agglutinaient autour de la clôture pour encourager l’équipe, poursuit le président du club. Il y avait le Père Girardot, les six frères Catala. Peu sont encore là pour en témoigner. Il y a quinze jours, on a enterré l’un d’eux, René. »
Éric Algans a lui chaussé les crampons en 1983, séduit par « l’esprit de clocher ». Il décrit, comme s’il la vivait en direct, une rencontre mémorable face aux militaires de Castres : « Eux étaient 13, nous 10. Un match perdu d’avance. » Dès le coup d’envoi, l’attaquant adverse a subtilisé le ballon et scoré. En deuxième mi-temps, le pâtissier de profession a décoché une frappe lointaine : « Pleine lucarne ! Rebelote quelques instants plus tard, et voilà qu’on arrache une victoire inespérée. On avait la niac, une âme folle. »
À maintes reprises, le club de campagne a caressé du bout des doigts la coupe du Tarn… sans jamais parvenir à la soulever. « Huit finales perdues, peste Éric Algans. Nous n’avions pas le mental pour ces grands rendez-vous. Avec le recul, j’imagine toutes les tactiques qu’on aurait dû appliquer. » Avec le charme de ses aspérités, la pelouse du FC Montcabrier a toutefois su déstabiliser l’US Albi et l’AS Castres, dans quelques derbys mémorables : « Les citadins n’avaient pas l’habitude des faux rebonds », sourit Jean-Louis Gerardo, l’ancien n°8 de l’équipe.
Garde à vue
Puis la genèse de l’autoroute A69 s’est lentement dessinée. Dès les années 1980, le président des laboratoires pharmaceutiques Pierre Fabre en chuchotait l’idée à l’oreille de Jacques Chirac. « Au début, personne ici ne s’en préoccupait vraiment », concède Olivier Pech. Dans un vieux carnet de bord, l’albigeois avait d’ailleurs écrit son soulagement, au lendemain de l’élection de François Hollande en 2012 : « Sarko passait à la trappe. Sans copain de Fabre à l’horizon, j’étais convaincu que le projet coulerait. » Il s’interrompt, pensif, et ajoute : « Comme quoi, il s’en dit des conneries au moment des campagnes [électorales]. »
La sentence est tombée avec le tracé définitif de l’autoroute, mais les licenciés n’ont pas baissé pas les bras. En avril 2022, le député Renaissance Jean Terlier a enfilé le maillot du club et participé à un match amical, en présence du maire Didier Belaval. Une exhibition visant à défendre la peau du terrain ? Pas vraiment. « J’ai été naïf de les croire ralliés à notre combat. Si j’avais su qu’ils cherchaient seulement à faire gonfler la valeur du stade en s’y affichant, je leur aurais dit mes quatre vérités, grogne le président. On a été manipulés de A à Z. »
Aux yeux d’Olivier Pech, l’édile de Montcabrier n’aurait jamais pu « empocher un tel pactole » sans le labeur des licenciés : « Ce n’était pas le grand luxe, mais chacun mettait la main à la pâte pour bricoler, rafistoler. Autrement, le terrain serait devenu une friche depuis belle lurette et Atosca [le concessionnaire] l’aurait acheté pour quelques broutilles. » Au lieu de cela, la facture finale est grimpée à 500 000 euros. Une somme que Didier Belaval a promis d’investir dans la restauration de l’école vieillissante de la commune et la création d’un city park, un parc de jeux à usage sportif. Contacté par Reporterre, il n’a toutefois pas répondu à nos sollicitations.
En juin 2023, dans un ultime espoir, un « match sans fin » a été organisé pour enrayer l’avancée des bulldozers. Militante du collectif La Voie est libre, Cécile Barréa a débarqué à l’aube avec une poignée d’activistes : « En un instant, une dizaine de camions de gendarmerie bloquait déjà l’accès aux villageois venus participer. » Quelques contrôles d’identité plus tard, les pelleteuses du concessionnaire détruisaient la pelouse sous leurs yeux impuissants. « Les ordres étaient clairs : quiconque mettait un pied dans le stade terminait en garde à vue. Un spectacle ridicule », se désole Olivier Pech.
« Trahison »
Un morceau de flamenco grésille dans la chaîne hi-fi de Jean-Noël Gilabert. À 73 ans, le désormais ex-premier adjoint de Didier Belaval tente d’apprivoiser sa nouvelle demeure. Quelques jours plus tôt, exproprié par le concessionnaire, il a rendu les clés de son chez-soi, à deux pas de l’ancien terrain : « J’y ai vécu vingt ans, avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Et elle a fini par tomber. »
Si son fils Florentin jouait au FC Montcabrier, lui a toujours été plus séduit par le rugby. Il n’en demeure pas moins indigné par « la trahison » de la mairie. En octobre 2023, un projet pour sauver le club a été soumis au conseil municipal. De l’autre côté de la colline, à Bourg-Saint-Bernard, un terrain ne demandait qu’à être muni d’éclairage pour accueillir des footballeurs. « Olivier Pech a alors réclamé une subvention de 40 000 euros. Le maire leur devait bien ça. À la place, il a choisi d’influencer presque tous les conseillers, et le vote s’est soldé par un refus. Pas un centime. » Trahi, l’élu démissionna dans la foulée.
Olivier Pech le sait : le clap de fin est proche. Les joueurs ne s’entraînent plus, et disputent toutes les rencontres à l’extérieur. Le président craint que la mort du club n’isole les anciens, toujours enclins à venir partager un verre : « Ce précieux tissu social sera rompu, déplore-t-il. S’intégrer n’a rien d’évident. Moi-même, en atterrissant ici, j’allais aux cérémonies du 8 mai. Non pas pour me mettre au garde-à-vous devant le drapeau, mais pour discuter avec les habitants autour du vin d’honneur. »
Dans l’équipe, paysans, patrons, ouvriers et ingénieurs se côtoyaient : « Au coup de sifflet final, chacun sortait un pack de bière et en avant Guingamp », poursuit l’Albigeois. Puis direction l’Auberge de Loubens, théâtre des troisièmes mi-temps : « Les footeux de Montcabrier ? Bien sûr que je m’en souviens, s’exclame Marie-Pascale, l’ancienne aubergiste. Comment les oublier ? Chaque anniversaire se transformait en concert de guitares. Plus d’une fois, j’ai dansé avec eux jusqu’au petit matin. » Un demi-siècle d’histoire, bientôt enterré sous le bitume.