• sam. Mai 18th, 2024

En Sicile, les raffineries empoisonnent la population


Augusta (Sicile, Italie), reportage

Même chez lui, Carmelo n’est pas vraiment à l’abri. Seuls 2 kilomètres d’eaux contaminées de la Méditerranée le séparent du plus grand pôle pétrochimique d’Italie.

Jour et nuit, ce jeune Sicilien peut apercevoir, de l’autre côté de la rade, l’immuable flamme qui trône tout en haut de l’une des innombrables cheminées crachant leur fumée toxique. Une immense allumette dans un ciel brumeux, symbole du lent empoisonnement des 36 000 âmes et corps de la presqu’île d’Augusta et des alentours, dans le sud-est de la Sicile.

© Louise Allain / Reporterre

Carmelo Ciacchella est aussi aux premières loges, chaque jour de la semaine. Agent portuaire, ce barbu de 27 ans travaille à quelques encablures de la zone industrielle, qui raffine près de 30 % du carburant italien. Au cœur du « quadrilatère de la mort » : 25 km d’industrie chimique entre Augusta et Syracuse, en passant par Melilli et Priolo. Son travail « bien rémunéré », Carmelo Ciacchella le doit beaucoup aux raffineries.

Avec environ 10 000 emplois, elles représentent le cœur de l’activité économique du neuvième port italien.

« Dans chaque famille, il y a au moins un cas de cancer »

« Les rares boulots qu’il y a ici sont mal payés, affirme le jeune homme, diplômé en comptabilité et qui étudie en parallèle les sciences politiques. Alors oui, nous sommes nombreux à être conscients qu’il est dangereux de travailler et de vivre à proximité des raffineries, mais, en réalité, sans le port et la zone pétrochimique, il n’y aurait pas grand-chose ici. »

Agent portuaire, Carmelo Ciocchella travaille à quelques encablures de la zone industrielle, qui raffine près de 30 % du carburant italien.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

Dans cette ville polluée en déclin, qui a perdu 6 000 habitants en trente ans, Carmelo, dont la plupart des amis sont partis à Milan, Turin ou Paris, doit affronter, amer, ce dilemme quotidiennement.

Sous son apparence gaillarde, Carmelo porte en effet l’héritage douloureux, partagé par l’immense majorité des familles de la région, de plus de soixante-dix ans d’activité pétrochimique dévastatrice : la mort avant sa naissance de son grand-père, en 1990. « Il était chimiste dans l’une des raffineries et un cancer du pancréas l’a tué à l’âge de 47 ans », raconte Carmelo, les yeux brouillés. De nombreuses personnes rencontrées, toutes personnellement touchées, assurent que « dans chaque famille, il y a au moins un cas de cancer ».

Cinzia di Modica fait partie du collectif Stop poisons, qui lutte contre l’omerta depuis dix ans.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

Le courageux prêtre Palmiro Prisutto l’affirme aussi, lui qui documente et dénonce avec force cette « tragédie de l’énergie chimique ». Seul contre le règne du silence, trente ans durant, il a inspiré depuis 2014 une trentaine d’habitants réunis au sein du collectif Stop poisons.

Cinzia di Modica, initiatrice du collectif, a elle-même vu son père opéré d’une tumeur du côlon. « Je me bats par souci de justice, parce que, nous aussi, habitants, avons le droit de vivre dans un environnement sain, dit cette mère et grand-mère de 53 ans. C’est une question de vie ou de mort pour les citoyens de ce territoire ! »

« Jusque dans les années 80, il n’y avait aucune forme de contrôle »

Diverses études scientifiques ont en effet montré l’incidence élevée des tumeurs et malformations dans ce coin de l’île. Dans le dernier rapport Sentieri (acronyme d’étude épidémiologique nationale des territoires et zones exposés à des risques de pollution), les scientifiques notent notamment un excès de cancers du sein qui touche hommes et femmes, associé « aux usines pétrochimiques et aux décharges et notamment aux dioxines et aux biphényles polychlorés ».

« Jusque dans les années 1980, il n’y avait aucune forme de contrôle des pratiques des raffineries, c’était sauvage », raconte le géographe Alfonso Pinto.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

Dans le rapport, daté de 2019, ils signalaient « un excès de décès chez les jeunes adultes par cancers du système lymphohématopoïétique et par leucémies, bien qu’il s’agisse d’une surmortalité par rapport aux prévisions régionales », ainsi qu’un nombre anormalement élevé de malformations du système nerveux et de la verge.

Pendant longtemps, le « miracle industriel », tel qu’il était présenté dans cette région autrefois agricole et pauvre, a prévalu. « Jusque dans les années 1980, il n’y avait aucune forme de contrôle des pratiques des raffineries, c’était sauvage », raconte le géographe Alfonso Pinto, qui a passé trois ans dans la région dans le cadre de son documentaire-enquête Toxicily, qui n’est pas encore sorti. Aujourd’hui, des contrôles ont lieu, bien qu’il tienne à nuancer : « Les ouvriers des raffineries que j’ai rencontrés me disent que pour ces activités, ils doivent enfreindre les lois, car certaines sont trop strictes, ce qui provoque des fuites de matériaux toxiques. »

La station d’épuration des eaux et liquides industriels du pôle pétrochimique n’a jamais fonctionné correctement depuis 1984.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

Au fil des années, plusieurs scandales aux conséquences sanitaires dévastatrices ont été découverts. Le dernier en date est retentissant : la saisie en juin 2022 de la station d’épuration des eaux et liquides industriels du pôle pétrochimique, dont il a été révélé qu’elle n’a jamais fonctionné correctement depuis… 1984 !

Elle n’est toujours pas opérationnelle aujourd’hui, mais le pôle pétrochimique continue, lui, de tourner. Car il a été classé début 2023 comme « d’intérêt stratégique national » par la présidente du Conseil, Giorgia Meloni (extrême droite), afin d’éviter sa fermeture.

18 millions de tonnes de m³ de boues toxiques

Peu importe que dans les environs des raffineries, terre, mer et air soient contaminés. L’air, irrespirable en certains endroits, est chargé de sulfure d’hydrogène et de dioxyde de soufre, un gaz très toxique qui affecte le système respiratoire. Benzène — un hydrocarbure hautement cancérogène — et arsenic ont pénétré la terre. Des niveaux effroyables de mercure, déversé sans limites pendant de longues années, ont été mesurés dans les eaux de la rade (plus de 500 fois la quantité tolérée).

18 millions de tonnes de m³ de boues toxiques reposent dans le lit du port. Il est d’ailleurs en théorie interdit de pêcher ou de faire pâturer ses bêtes dans la rade d’Augusta. Certains passent outre.

Enzo Parisi est militant écologiste au sein de l’association environnementale Legambiente depuis plus de trente ans.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

« Ces boues sont toujours là, et les poissons que nous continuons de manger aussi, dénonce Enzo Parisi, militant au sein de l’association environnementale Legambiente depuis plus de trente ans. On nous dira peut-être que les poissons ont été pêchés à l’extérieur du port, mais cela ne change rien, car ils ne restent pas bloqués à l’entrée de celui-ci. »

Lire aussi : Italie : face au chaos climatique, « le gouvernement Meloni doit sortir du silence »

La chaîne alimentaire est ainsi touchée. Quant à la responsabilité de ces dommages, elle s’est perdue dans la multiplicité des acteurs de la zone industrielle, les géants Eni (italien), Esso (filiale de l’Étasunien ExxonMobil) et Lukoïl (russe) ayant en plus plié bagage les uns après les autres.

Une mentalité d’omerta

Face au désastre, le silence est d’or. « Les gens ont trop peur de parler », dit le géographe Alfonso Pinto. Le chantage à l’emploi fait des ravages. Les langues ne se délient souvent qu’après la retraite, et encore, si le fils ou la fille ne s’est pas vu promettre un emploi. Une garantie pour les entreprises que le silence perdurera.

Le sicilien Alfonso Pinto n’est pas parvenu à faire parler « la majorité silencieuse ». En raison aussi, selon lui, de « la mentalité sicilienne, une mentalité d’omerta ». Et lorsque le silence est rompu, c’est surtout pour répéter, presque mécaniquement, le dicton local, maintes fois entendu ici : « Mieux vaut mourir d’un cancer que de faim. »

La « place des martyrs du cancer » trône à l’entrée de l’église du village d’Augusta.
© Stefanie Ludwig / Reporterre

L’influence de la « zone industrielle », qui a sponsorisé à coups de dizaines de milliers d’euros les concerts estivaux de 2023, reste très importante. La municipalité d’extrême droite ne cache d’ailleurs pas sa proximité avec ses représentants.

Dans la vaste église du centre-ville dont il a été évincé en 2021, le très engagé Palmiro Prisutto est malgré tout parvenu à conserver à la vue de tous la trace de ce que la société du pétrole fait aux êtres humains.

La « place des martyrs du cancer » trône à l’entrée de l’église : un large panneau en bois où sont placardées des feuilles A4 couvertes des identités des habitants morts du cancer, dont les proches sont venus se manifester auprès du prêtre. Il y a aujourd’hui un peu plus de 1 400 noms. Sur cette terre sacrifiée, la liste n’est pas exhaustive.



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