• jeu. Mai 9th, 2024

l’étrange idée d’une start-up pour « sauver » l’Arctique


Fjord de Van Mijen (Svalbard, Norvège), reportage

Lunettes de soleil posées sur un nez protégé par une cagoule couvrant l’intégralité de son visage, Tim Hammer tient une longue scie dans sa main gantée. Assis entre quatre grosses caisses de transport en aluminium qui lui servent à la fois de table et de tabouret, le scientifique s’apprête à découper la carotte de glace que ses collègues viennent de lui livrer.

Le cylindre glacé prélevé dans l’océan gelé sur lequel le petit laboratoire provisoire est installé, au fond du fjord de Van Mijen, mesure un mètre de long. Enveloppé dans sa grosse combinaison verte, à deux heures de motoneige au sud de Longyearbyen, la capitale du Svalbard, Tim Hammer ne semble pas dérangé par la température : -25 °C. « Nous allons pouvoir étudier la salinité dans les différentes couches de banquise : celle qui était déjà là et celle que nous venons de créer. Nous allons savoir où va le sel et s’il affecte la vitesse de fonte de la banquise » explique-t-il, la voix feutrée par sa cagoule.

Des carottes de glace sont prélevées dans la banquise.
© Oriane Laromiguière / Reporterre

Ce scientifique travaille pour une jeune start-up, fondé en 2023, qui a une grande ambition : « Restaurer la banquise arctique afin de contrer le réchauffement climatique. » Celle-ci fait en effet office de congélateur du climat. Pour cela, l’entreprise se base sur la technique qui permet de créer des patinoires : une fine couche d’eau qui gèle rapidement. « Je me suis dit qu’on pourrait épaissir la banquise en envoyant de l’eau dessus, créant ainsi une nouvelle couche de glace. En hiver, les températures sont si basses que l’eau [même salée] gèle immédiatement », raconte, sur place, l’entrepreneur néerlandais Fonger Ypma, qui a créé la start-up Arctic reflections avec son associé Tim Meijeraan.

Des patinoires géantes pour sauver la banquise ? La glaciologue française Heïdi Sevestre reste sceptique devant cette fausse bonne idée : devant l’ampleur du réchauffement des océans, ce genre de projet peut même détourner notre attention du problème principal. « La géoingénierie [un type de manipulation volontaire du climat] est une distraction qui nous fait croire que nous n’aurons pas à remettre notre système économique en question », résume-t-elle.

Elle reste, bien sûr, d’accord sur la constat : la banquise, formée par l’eau de mer qui gèle naturellement en hiver, est primordiale pour l’équilibre climatique de la planète. En se couvrant de glace aux pôles, l’océan agit comme un immense miroir dont la surface blanche réfléchit les rayons du soleil, régulant ainsi la température mondiale. Mais, en raison du dérèglement climatique, la banquise en Arctique est de moins en moins étendue en hiver, moins épaisse et disparaît plus rapidement au printemps. L’océan, bleu foncé, est ainsi bien moins réfléchissant que la neige, et son effet albédo bien moins puissant.

« Nous allons pouvoir étudier la salinité dans les différentes couches de banquise : celle qui était déjà là et celle que nous venons de créer. »
© Oriane Laromiguière / Reporterre

Or il y a urgence : cette zone autour du pôle Nord se réchauffe quatre fois plus vite que le reste du globe. En septembre 2023, l’étendue minimale de la glace de mer dans l’Arctique était d’environ 4,33 millions de kilomètres carrés. Dans les années 1980, elle couvrait 10 millions de km² à la même période. Depuis, chaque décennie, nous perdons un peu plus de 12 % de sa superficie. « On entend beaucoup parler de la fonte des glaciers et la conséquence de la montée des eaux. Nous connaissons moins l’importance de la banquise arctique et à quel point cette dernière est vulnérable », résume Fonger Ypma.

Test grandeur nature au Svalbard

« Des recherches avaient été faites sur le sujet, la technologie existe déjà. Pourquoi ne pas essayer de reproduire cela ? », s’enthousiasme-t-il. La technologie évoquée par le quadragénaire néerlandais est celle utilisée pour la fabrication des « ice roads ». Ces routes de glace sont créées artificiellement par les humains, notamment au Canada : elles permettent à des convois de camions de transporter des marchandises vers certaines communautés isolées du Grand Nord. Après avoir chassé la neige, de l’eau est pompée sous la glace et projetée sur la surface qui s’épaissit. Des véhicules de plusieurs tonnes circulent alors. Concrètement, au Svalbard, il s’agit d’utiliser une foreuse pour percer les 80 centimètres de mer gelée, d’enfoncer un entonnoir d’une vingtaine de centimètres dans le trou et, à l’aide d’un moteur pas plus gros que celui d’une tondeuse, de projeter de l’eau à la surface de la banquise.

Pour appuyer son intuition, Fonger Ypma a fait appel à l’ingénieur Hayo Hendrikse, professeur assistant à l’Université de technologie de Delft, aux Pays-Bas. Après une phase de modélisation en laboratoire, l’équipe s’est envolée pour le Svalbard pour un travail de terrain en conditions réelles. « Cela reste très difficile d’imiter la réalité sur un ordinateur. La preuve, en cinq jours ici, nous avons eu dix météos différentes ! » dit Hayo Hendrikse, en souriant.

© Oriane Laromiguière / Reporterre

Le site n’a pas été choisi par hasard. Malgré sa position géographique à 78° de latitude nord, le Svalbard est l’endroit de l’Arctique le plus facilement accessible. Un aéroport, une ville de 2 600 habitants et un centre universitaire réputé, l’Unis (The University Centre in Svalbard), qui soutient l’expérience par son expertise et ses moyens logistiques. En ce milieu de mois d’avril, le soleil brille déjà presque 24 h/24, facilitant le travail de ces Shadoks polaires, de drôles d’oiseaux qui pompent sans relâche, à l’image des personnages de la série animée des années 1970.

Il s’agit d’utiliser une foreuse pour percer les 80 centimètres de mer gelée, d’enfoncer un entonnoir d’une vingtaine de centimètres dans le trou et, à l’aide d’un moteur pas plus gros que celui d’une tondeuse, de projetter de l’eau à la surface de la banquise.
© Oriane Laromiguière / Reporterre

Une technique irréaliste ?

« On cherche à prouver si on peut réellement épaissir la glace. Si oui, va-t-elle survivre plus longtemps ? Quelle quantité d’énergie on met dedans et quels bénéfices on en retire ? » se demande Fonger Ypma, dont la start-up est financée par des philanthropes et des fonds gouvernementaux.

La glaciologue Heïdi Sevestre, résidente de Longyearbyen, a fait le déplacement pour échanger avec les scientifiques et observer leur travail. « Ce test grandeur nature, c’est bien sûr un minimum. Nous sommes tous très écoanxieux et on aimerait croire que des solutions existent mais, selon moi, cette technique est difficilement réaliste. Nous devons vraiment réfléchir au sens de ce que l’on fait et où l’on met notre énergie, notre temps et notre argent. » Notamment parce que ça ne résout pas le problème de base : la température de l’océan qui grimpe. Et surtout, que la banquise fait vingt-cinq fois la taille de la France !

« Quelles conséquences si l’on déploie 10, 1 000, 10 000 pompes sur la banquise ? »

De plus, « l’océan glacial arctique est encore très mal connu et peu étudié. C’est un environnement extrêmement sensible. On sait, par exemple, que les narvals peuvent capter les sons à plus de 40 kilomètres. Quelles peuvent être les conséquences si l’on déploie 10, 1 000, 10 000 pompes sur la banquise ? » interroge la scientifique. Pour le bruit, l’équipe n’a rien prévu, mais elle enverra une partie de ses carottes de glace à l’Université du Svalbard afin que les organismes vivants, tels que les algues qui vivent dans et sous la banquise, y soient étudiés.

© Oriane Laromiguière / Reporterre

Hayo Hendrikse se veut, lui, rassurant, et assure qu’il ne s’agit aucunement de géoingénierie. « On n’ajoute aucun autre matériel à ce qui est déjà présent sur place, aucun produit chimique. C’est juste de l’eau salée que l’on déplace. En fondant, la glace redeviendra de l’eau salée et c’est tout. » Quid des aller-retours de la motoneige qui transporte les carottes de glace des lieux de pompage à la « cabane-labo » et de l’essence utilisée pour faire marcher les pompes ? Si le projet prend de l’ampleur, celles-ci seront remplacées par de plus gros modèles fonctionnant avec des énergies dites « vertes », assure l’équipe.

Les ingénieurs auront les résultats de leur expérience après l’été, quand la banquise du fjord aura complètement fondu et que les capteurs laissés sur la glace auront été récupérés. Si l’expérience s’avérait concluante, cette technologie pourrait-elle être déployée à temps ? Certains scientifiques estiment que l’Arctique pourrait être privé de banquise dès les années 2030, soit une décennie plus tôt que les dernières projections du Giec. Fonger Ypma le reconnaît, il leur faudra encore au minimum cinq ans pour être prêts, « mais pas plus tard, sinon ce sera trop tard » et d’ajouter « maintenant qu’on a eu l’idée, ce serait désolant de ne pas essayer ».



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