• dim. Mai 19th, 2024

La Chine menace une usine agricole française essentielle


Amiens (Somme), reportage

Le scotch qui retenait la banderole est trop vieux, Karine et Christophe sont obligés de la porter à bout de bras pour la photo. Voilà plus d’un mois que les mots « Non au dumping chinois » ornent la façade de l’usine, située dans la zone industrielle nord d’Amiens. Repris par l’entreprise française MetabolicExporer (Metex) en 2021, ce site industriel de 40 hectares produit de la lysine, un acide aminé destiné à nourrir les animaux.

Mais, depuis deux ans, les périodes de chômage partiel s’enchaînent et le chiffre d’affaires dégringole. S’il avoisinait les 270 millions d’euros en 2021, il a été divisé par plus de deux en 2023 pour tomber à 132,4 millions d’euros. Confrontée à ces mauvais résultats, l’usine a été placée en redressement judiciaire le 22 mars. Les repreneurs avaient jusqu’au lundi 6 mai pour se faire connaître.

Large mobilisation politique

« C’est une période difficile, on est dans une boîte où les salariés ont souvent entre vingt et trente ans d’ancienneté. Ils se connaissent très bien et sont attachés à l’entreprise. Malgré tout, on sent de l’inquiétude : on est passé de 350 à 275 salariés, les gens vont chercher du travail ailleurs », explique Karine Leclerc, déléguée syndicale Force ouvrière et salariée du site depuis vingt-cinq ans.

Le sucre fermente dans de grandes cuves pour former de la lysine.
© Guillaume Bernard / Reporterre

Malgré la menace, personne n’ose vraiment croire à sa fermeture. L’État, les collectivités territoriales, mais aussi un large éventail de personnalités politiques allant du député local François Ruffin (La France insoumise) à Xavier Bertrand (Les Républicains), président de la région Hauts-de-France, en passant par les écologistes ou les communistes, s’accorde à dire que l’usine doit vivre.

« Tout le monde est main dans la main, parce que c’est un enjeu de souveraineté nationale et même européenne. Si nous perdons notre savoir-faire, nous serons totalement dépendants des produits chinois pour nourrir nos animaux », explique Christophe Ranouille, délégué syndical CFECGC de l’usine. 

 

« Cette usine permet de remplacer l’équivalent de 3,5 millions de tonnes de soja »

« À Amiens, nous produisons environ 100 000 tonnes d’acides aminés par an, dont 80 % de lysine », explique Nicolas Martin, directeur chargé des questions de développement durable au sein de l’entreprise. Produit par la fermentation d’une bactérie grâce à l’apport de sucre et récolté sous forme de poudre, cet acide aminé est utilisé dans la fabrication de granulés de nourriture pour animaux, notamment les porcs et les volailles. Parmi ses plus de 300 clients, Metex compte le groupe LDC, plus grand volailler européen, détenteur des marques Le Gaulois et Père Dodu.

« Les acides aminés sont les briques qui constituent les protéines, schématise Nicolas Martin. Pouvoir doser justement en protéines l’alimentation d’un animal permet de limiter ses rejets. Si un animal reçoit une alimentation trop protéinée, il va les évacuer, notamment dans son urine. » C’est par ce biais que le lisier porcin est notamment à l’origine du développement des algues vertes en Bretagne.

« Cette usine permet également de remplacer l’équivalent de 3,5 millions de tonnes de soja. Soit les besoins de l’élevage français », chiffre Nicolas Martin. En alliant recherche en biotechnologie, capacité de production à grande échelle et zootechnie, Metex revêt donc un intérêt capital pour la filière viande. D’autant qu’à elle seule, l’entreprise couvre 15 % à 20 % des besoins européens en lysine. Pourtant, depuis un peu moins d’une dizaine d’années, ses clients lui préfèrent la lysine chinoise. 

Des prix chinois impossibles à suivre

En manque de commandes depuis 2019-2020, le site amiénois s’est retrouvé en surcapacité. « Ça fait plusieurs années que la consommation de viande se développe en Chine. En 2015-2016, on a commencé à sentir un impact sur le marché européen », poursuit Nicolas Martin. Si un Chinois consomme en moyenne 60 kg de viande par an (contre environ 85 kg pour un Français et 100 kg pour un Américain), la Chine concentre tout de même un tiers de la consommation mondiale de viande.

« Dépendre du soja américain posait problème au gouvernement chinois, pointe le directeur chargé des questions de développement durable. Il a donc décidé de se lancer dans la production d’acides aminés, et notamment de lysine, pour avoir son autonomie en protéines. Le problème, c’est que leur consommation de viande n’a pas atteint à ce jour le niveau espéré par les pouvoirs publics. »

Le résultat de cette politique est que la Chine produit aujourd’hui plus que ce que son marché peut absorber et exporte ses excédents en Europe à des prix particulièrement bas, sur lesquels Metex ne peut pas s’aligner.

« On est face à une concurrence déloyale »

La recette chinoise pour vendre moins cher ? Avant tout l’accès à un prix du sucre indexé sur son cours mondial, plus bas que le coût européen. « C’est notre matière première, c’est pour ça que nous sommes installés en Picardie, avec des betteraviers à proximité, précise Nicolas Martin. Or, depuis une réforme de la PAC en 2018, nous n’avons plus le droit d’acheter leur sucre au prix du cours mondial. Il faut l’acheter à un prix européen qui est bien plus élevé. »

« On est donc face à une concurrence déloyale », dénonce Karine Leclerc, de FO. « Le pire, c’est que quand un industriel de l’alimentation achète de la lysine chinoise, il n’y a pas de droits de douane », ajoute son homologue de la CFECGC.

Les cuves à fermentation de l’usine Metex d’Amiens sont les plus grandes d’Europe.
© Guillaume Bernard / Reporterre

L’État français, actionnaire de Metex à hauteur de 30 % via BPIFrance, est bien conscient du risque que représenterait la disparition du site. « Si un jour, la consommation de viande des Chinois rattrape leur capacité de production, qu’elle n’exporte plus, et que l’usine a fermé, l’Europe tombera en pénurie », prédit Nicolas Martin.

Une lysine plus écolo ?

Outre la question de la souveraineté, l’intérêt écologique du site pose aussi question. Metex a d’ailleurs bien compris cet enjeu et tente de mesurer depuis plusieurs années ses bienfaits en la matière. « Un kilo de lysine fabriqué chez nous représente environ 2 kilos de CO2. En Chine, c’est 10 », assure Nicolas Martin. Ce constat est notamment lié à l’alimentation des usines chinoises par des centrales à charbon, contre 80 % de gaz et 20 % d’électricité pour Metex.

« Il y a aussi le fait que la Chine utilise du glucose de maïs, tandis que nous utilisons du sucre de betterave. Or, la betterave est beaucoup plus riche en glucose. Cela permet de réduire la taille des récoltes et l’utilisation d’engrais », précise le directeur chargé des questions de développement durable. 

Le reste de la production en danger

Ainsi, la situation de Metex illustre l’intérêt écologique du protectionnisme. « À quoi ça sert de baisser nos émissions de CO2 en France si c’est pour qu’un autre pays pollue cinq fois plus pour la même production ? », interroge Nicolas Martin. 

Pour mettre fin à ses problèmes structurels Metex demande, à moyen terme, un changement des règles européennes permettant de lutter contre le dumping chinois, et donc la mise en place de droits de douane sur la lysine importée en Europe. 

D’autant plus que l’usine d’Amiens produit d’autres acides aminés, notamment utiles en pharmacie pour la fabrication d’Aspégic. « Si on perd la lysine, on ne sera plus en capacité financière de les produire non plus », regrette Nicolas Martin.



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