Moteur et reflet de l’histoire
Les uns attribuent l’actuelle vague réactionnaire aux idéologues James David Vance, Peter Thiel ou Steve Bannon. D’autres pointent les effets de la mondialisation sur le salariat occidental. À quelles conditions les idées rencontrent-elles les forces sociales pour changer le monde ? Des origines du christianisme au néolibéralisme, l’historien Perry Anderson dévoile le grand jeu des doctrines et des intérêts.

Carl Hammoud. – « Limits of Tolerance », 2020
© Carl Hammoud – carlhammoud.com
Quel rôle jouent les idées dans les bouleversements politiques à l’origine de grands tournants historiques ? Sont-elles de simples épiphénomènes intellectuels aux côtés de processus matériels et sociaux beaucoup plus profonds, ou des forces dotées d’un pouvoir de mobilisation autonome ?
Contre toute attente, les réponses apportées à cette question ne tracent pas une ligne de partage nette entre droite et gauche. Bien sûr, nombreux sont les penseurs conservateurs et libéraux à célébrer la transcendance des valeurs morales et des grands idéaux dans l’histoire, tout en traitant de bas matérialistes les radicaux qui voient dans les contradictions économiques le moteur du changement. Parmi les tenants d’un tel idéalisme à droite, on peut citer Benedetto Croce, Karl Popper ou encore Friedrich Meinecke, qui déclarait : « Les idées, portées et transformées par des personnes vivantes, forment le tissu de la vie historique. » À l’inverse, d’autres grandes figures de droite dénoncent l’attachement aux doctrines artificielles comme une illusion rationaliste, lui opposant les instincts biologiques ou les coutumes, à la portée bien plus intemporelle. Friedrich Nietzsche, Lewis Namier et Gary Becker sont tous, chacun à sa manière, des théoriciens des intérêts matériels, prompts à dénigrer les arguments fondés sur des valeurs éthiques ou politiques. La théorie du choix rationnel, qui domine encore largement les sciences sociales anglo-saxonnes, est le plus connu des paradigmes contemporains inspirés de ce courant.
On retrouve toutefois une dichotomie semblable à gauche. D’abord chez les historiens, dont le point de vue sur les idées va de l’indifférence la plus totale (Fernand Braudel) à une véritable dévotion (Richard Henry Tawney). Cela vaut aussi pour les historiens britanniques marxistes, d’Edward Thompson, qui a consacré sa vie entière à critiquer ce qu’il tenait pour un réductionnisme économique, à Eric Hobsbawm, qui ne réserve aucun traitement particulier aux idées dans son histoire du XXe siècle. (…)
Taille de l’article complet : 4 127 mots.
Cet article est réservé aux abonnés
accédez à la base de données en ligne de tous les articles du Monde diplomatique de 1954 à nos jours.
Retrouvez cette offre spécifique.
Perry Anderson
Historien. Une version longue de ce texte a initialement paru dans la New Left Review, Londres, n° 151, janvier-février 2025.