Déjà vive en janvier 2024, la colère agricole se réveille à nouveau partout en France. Si le poids des normes écologiques est largement pointé par les syndicats de l’agriculture industrielle comme responsable des maux, d’autres, comme la Confédération Paysanne, s’interrogent plutôt sur notre modèle économique. Décryptage.
Le constat social dans lequel est plongée la majorité des agriculteurs est sans appel. Tandis que les effectifs ne cessent de se réduire, il leur est demandé de travailler toujours plus en étant moins rémunéré.
Derrière cette réalité se cache une seule et même logique d’austérité destinée à enrichir une minorité, celle du capitalisme néolibéral.
Une colère légitime
Le courroux des agriculteurs ne date pas d’hier. En janvier dernier, une grande révolte avait même éclaté dans toute la France. Depuis plusieurs années, bon nombre d’entre eux alertent sur la dégradation des conditions de leur métier. Il est travaillé en moyenne 55 h par semaine dans le secteur, contre 37,1 pour l’ensemble de la population.
Il s’agit également d’un emploi physiquement pénible, avec de nombreuses heures passées à l’extérieur, et ce peu importe la météo. 32 % des agriculteurs ont par ailleurs été blessés durant l’exercice de leur profession. Un taux inférieur aux branches de la construction (42 %) ou du transport (34 %), mais nettement supérieur à celui de la moyenne des Français (25 %).
Un métier frappé de plein fouet par la précarité
Il est aussi souvent évoqué la situation de forte précarité du métier, et celle-ci existe bel et bien, mais pas pour tout le monde. Il demeure en effet des différences de revenus criantes entre les paysans les plus défavorisés et les très grands exploitants.
Il convient d’abord de noter que, comme dans le reste de la société, les femmes sont moins bien loties que leurs homologues masculins. Nous l’exposions récemment dans un article : Le sexisme est toujours aussi présent dans le milieu agricole. En outre, selon les statistiques établies par l’INSEE à partir de données récoltées en 2018 (la conjoncture s’est sans doute largement empirée depuis), 18,1 % des agriculteurs vivaient sous le seuil de pauvreté (soit 1063 € par mois à l’époque).
Une profession aux inégalités abyssales
En réalité, la plupart des paysans tirent les ressources de leur foyer d’autres sources que leur métier. C’est ainsi souvent le salaire du conjoint qui exerce dans un domaine différent qui permet de maintenir la famille à flot. Parmi les partenaires actifs, sept sur dix travaillent en effet à l’extérieur de la ferme. Pour un revenu moyen du ménage à 52 400 € annuels, seuls 17 700 proviennent réellement de l’agriculture.
En outre, si les 10 % des paysans les plus précaires engrangent uniquement 9830 € annuels (819 € par mois), les 10 % les plus aisés émergent, quant à eux, à 46 520 € par an (3876 € mensuels). L’écart entre les deux tranches est donc considérable puisque la seconde gagne 4,7 fois plus que la première. Le multiple peut même monter jusqu’à 7,2 si l’on compare les 10 % d’éleveurs de bovins les plus pauvres aux 10 % des grands cultivateurs les plus riches. Des chiffres qui soulignent aussi l’importante disparité de revenus en fonctions des secteurs d’activités.
Les marges titanesques des industriels
Ces inégalités sont par ailleurs à mettre en perspective avec les marges colossales effectuées par une minorité de profiteurs dans le secteur. On pense par exemple à de nombreux dirigeants de coopératives agricoles qui s’octroient des salaires très importants, allant jusqu’à 80 000 € mensuels.
Mais l’indécence de la situation est aussi largement visible dans les domaines de l’agroalimentaire et de la grande distribution. Ceux-là sont d’ailleurs en grande partie responsables de l’inflation subie depuis plusieurs mois par les citoyens.
C’est en effet par opportunisme, afin de générer des superprofits, qu’ils ont décidé de faire exploser la valeur des marchandises. Ainsi, entre fin 2021 et début 2023, les taux de marges des industries agroalimentaires sont passés de 24 à 48 %, soit une hausse de 71 % en un an et demi.
Les distributeurs n’hésitent d’ailleurs pas à rejeter la faute sur leurs partenaires commerciaux. Et pourtant, eux aussi engrangent des bénéfices colossaux, comme il a pu être constaté sur de nombreux produits. Entre 2021 et 2022, on a par exemple observé un relèvement des prix de 57 % sur les pâtes et 12,7 % sur le panier de légumes. Les grosses sociétés ont, en outre, bien profité du côté du bio puisque les fruits et légumes issus de ce type de culture ont vu leurs tarifs augmenter de 75 % de plus que celui des conventionnels.
Pour faire face à ce constat, le MODEF et la confédération paysanne, deux syndicats militant pour une agriculture à taille humaine, réclament la mise en place de prix planchers imposés aux industriels, afin d’interdire l’achat de marchandises en dessous de leur coût de production.
Les orientations délétères de la FNSEA
Dans un ballet qui rappelle curieusement celui orchestré par l’extrême droite sur le carburant (qui préfère réduire les impôts, et donc les services publics, plutôt que s’attaquer au portefeuille des plus riches), la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, les deux syndicats de l’agriculture industrielle, ont largement pointé du doigt les taxes et… les normes écologiques.
Des solutions simplistes qui ont l’avantage de séduire beaucoup de désespérés, mais qui ne remettent surtout pas en question le comportement des grandes entreprises qui accaparent le travail des petits agriculteurs. Et si Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, n’est autre que le dirigeant du géant de l’agroalimentaire Avril, il ne faut sans doute y voir qu’un pur hasard.
Avec l’appui du gouvernement ?
Après les dégradations et blocages menés par certains manifestants en janvier dernier, beaucoup avaient pu être étonnés par l’inédit laisser-faire de l’État. En effet, au cours des grands mouvements sociaux survenus depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, que ce soit les Gilets Jaunes, les soulèvements écologistes ou les protestations contre diverses réformes, notamment celle des retraites, le maître mot a toujours été une violente répression.
Dans une interview lunaire, à l’époque, l’ex-ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin s’était même montré plein de compassion envers les agriculteurs, assurant qu’on « ne répond pas à la souffrance en envoyant les CRS ». Réfutant un deux poids deux mesures, il a argué que « les agriculteurs travaillent et quand ils ont envie de démontrer qu’ils ont des revendications, il faut les entendre ». Ainsi, la répression policière n’est plus soumise à l’État de droit mais à l’opinion du ministère de l’Intérieur.
Il était aisé de comprendre par là que selon Gérald Darmanin, les Gilets Jaunes, les écologistes ou les manifestants contre la réforme des retraites ne travaillent pas et que de ce fait il ne faudrait pas les écouter. Un discours qui semblait faire écho à ce qu’affirme la frange la plus à droite des agriculteurs indignés, à l’image de Serge Bousquet-Cassagne, idéologiquement proche du RN. Interrogé par CNEWS, il refusait avec véhémence d’être comparé aux Gilets Jaunes qu’il assimilait, de manière à peine voilée, à des personnes oisives.
En fin de compte, si l’exécutif se montre aussi clément avec le mouvement des agriculteurs, c’est sans aucun doute parce qu’il sait que la FNSEA orientera toujours la colère vers des revendications parfaitement compatibles avec le macronisme.
Après les annonces de Gabriel Attal l’hiver dernier, le gouvernement espérait d’ailleurs que les syndicats fassent cesser les révoltes. Mais en s’étant contenté d’insignifiantes mesures de simplification administratives, sans répondre à la détresse financière et sociale des paysans, il n’a pas réussi à convaincre. Ce n’est donc pas une surprise que la colère resurgisse près d’un an plus tard.
L’agriculture ne doit pas se niveler par le bas
De leur côté, les paysans continuent à juste titre à pointer du doigt la mise en concurrence avec leurs homologues étrangers qui ont la possibilité de produire avec des normes moins exigeantes et donc pour moins cher.
Or, en prônant la fin de ces normes pour s’aligner sur les paysans extérieurs à l’hexagone, les syndicats de l’agriculture industrielle prennent le problème à l’envers et organisent un nivellement par le bas.
En effet, en s’abaissant au niveau de la concurrence, la qualité de l’alimentation est dégradée de manière considérable, les sols et la biodiversité sont détruits et les réserves d’eau sont polluées et asséchées. Sur le long terme, l’espèce humaine continue d’être mise en péril, mais aussi la profession qui ne pourra plus être assurée dans de telles conditions.
Notre manière de produire représente également un enjeu de santé important, à la fois pour les agriculteurs eux-mêmes, mais aussi pour les consommateurs. L’impact des produits phytosanitaires, d’un excès d’antibiotiques ou encore des hormones sur notre organisme n’est en effet plus à démontrer.
Enfin, courir constamment après la « compétitivité » signifie, en outre, abaisser au maximum les coûts et les salaires. Or cette « mise à niveau » se fait nécessairement au prix d’un appauvrissement et d’une dégradation des conditions de travail. Prendre cette direction est d’autant plus dangereux que la concurrence ira toujours plus loin pour vendre moins cher.
Mettre fin au libre-échange
On l’aura compris, les normes écologiques et sociales servent avant tout à nous protéger et à préserver les agriculteurs ; les détricoter pour s’aligner sur la concurrence demeure un projet absurde qui ne profiterait qu’aux plus riches.
Dans ces conditions, la solution consiste plutôt à refuser la compétition, ou tout au moins à la réguler. Ainsi, lorsque les lois françaises interdisent de produire une marchandise d’une certaine manière, toutes les denrées fabriquées de cette façon hors de France devraient de même être proscrites sur le territoire. Les agriculteurs l’ont bien saisi puisque en janvier dernier plusieurs camions étrangers avaient été stoppés par les manifestants.
De plus, les accords de libre-échange qui permettent à des articles d’arriver sur le marché français sans aucun droit de douane posent également de gros problèmes. L’an passé, l’UE continuait d’ailleurs d’œuvrer dans ce sens en signant des alliances avec la Nouvelle-Zélande, le Chili, ou encore le Kenya. À l’inverse, la Confédération Paysanne assure que les agriculteurs français ont « besoin d’une forme de protectionnisme » pour protéger les produits locaux face à la concurrence dérégulée issue de l’étranger.
Aujourd’hui, la mise en place d’un traité de libre-échange avec le Mercosur (alliance de six pays sud-américains dont le Brésil) fait particulièrement polémique. Elle pourrait mettre en grande difficulté de nombreuses filières agricoles françaises.
Tant socialement qu’écologiquement, il paraît aussi nécessaire de rediriger notre production vers une consommation locale, surtout lorsque l’on sait que 50 % de ce qui est mangé par les Français provient de l’étranger.
Pour ce faire, les denrées fabriquées dans l’hexagone doivent logiquement devenir moins chères que celles faites à l’extérieur. Évidemment, il ne s’agit pas de diminuer leurs prix (bien au contraire), mais plutôt d’augmenter les droits de douane des marchandises venues depuis l’autre côté des frontières.
L’agriculture menacée de délocalisation ?
Si l’on poursuit dans la voie de précarisation des agriculteurs et que l’on continue de soumettre le secteur de l’alimentation à un marché complètement fou, notre agriculture risque tout simplement de subir le même sort que notre industrie : la délocalisation.
Et c’est bien le chemin que nous prenons doucement, puisque les campagnes sont en train de disparaître, et que les paysans sont de moins en moins nombreux. Si on en comptait 2,5 millions dans l’hexagone en 1955, ils ne sont plus que 496 000 de nos jours. Depuis 1980, la France a également perdu pas moins de 800 000 exploitations.
Ces dernières sont d’ailleurs de plus en plus grandes, à l’image des machines qui ressemblent à des engins de guerre et qui obligent les agriculteurs à emprunter massivement. L’endettement moyen est ainsi passé de 5000 € en 1980 à plus de 200 000 € aujourd’hui. Dans certaines filières, ces créances peuvent même atteindre le demi-million d’euros aisément.
Ces chiffres sont d’autant plus inquiétants que les professionnels du secteur vieillissent d’année en année ; l’âge moyen dans le domaine est de 51,4 ans et à peine 20 % d’entre eux ont moins de 40 ans. Pire, un tiers de paysans partira à la retraite d’ici dix ans.
Avec la charge colossale de travail que représente le métier et les conditions de plus en plus difficiles, il est légitime de craindre que les effectifs continuent de s’effondrer et que les produits alimentaires soient de plus en plus importée.
Le 100 % bio est possible
Or, si l’on veut obtenir des aliments de qualité et écologiquement soutenables, il faudra, au contraire, largement augmenter les effectifs, ce qui n’est fondamentalement pas impossible, à condition de rendre le métier et le milieu rural plus attractifs.
Contrairement à ce qu’affirment sans cesse les partisans de l’agriculture intensive, une étude récente assurait d’ailleurs qu’il serait parfaitement envisageable de nourrir l’intégralité de l’humanité avec une production 100 % biologique, à condition de réduire le gaspillage et notre part de consommation de protéines carnées.
Évidemment, dans cette optique, il faudrait aussi sans doute que les ménages consacrent une plus grande portion de leur budget à l’alimentation pour pouvoir rémunérer les exploitants correctement. Un objectif qui ne pourrait être atteint sans une augmentation générale des salaires dans le pays et une diminution des contraintes financières dans d’autres secteurs, comme le logement, les transports, l’énergie.
Pour le moment, il ne s’agit cependant pas du tout de la direction adoptée par la France, puisque rien n’est fait pour favoriser le bio, ni par le gouvernement (dont l’une des premières mesures fut de supprimer des aides à ce secteur) ni par une bonne partie de ceux qui prétendent défendre l’agriculture.
– Simon Verdière
Photo de couverture : Flickr