par Pepe Escobar
L’Afrique a désormais essentiellement besoin de volonté politique pour lutter contre les problèmes d’infrastructures, le déficit de capital humain et le déficit institutionnel.
Lors du sommet annuel de l’APEC à Lima, le camarade Xi Jinping a pratiquement été couronné roi du Pérou, tandis qu’une fête mobile animée célébrait la toute nouvelle route de la soie maritime Chancay-Shanghai, d’une valeur de 1,3 milliard de dollars, qui traverse le Pacifique.
Il ne pouvait y avoir de contrepartie plus propice à l’action aux États-Unis que de se réunir en Afrique du Sud, membre des BRICS, pour discuter de l’unité africaine dans un monde multipolaire, ainsi que des fléaux perpétuels que sont le racisme, le fascisme, la russophobie et d’autres formes de discrimination. Les réunions ont été coordonnées par le Mouvement russophile international (MIR), qui n’est pas seulement russophile, mais surtout multi-nœudalophile (mes italiques).
C’est comme s’il s’agissait d’une extension du mémorable sommet BRICS 2024 à Kazan.
À Kazan, les BRICS se sont de facto élargis de 9 membres, ajoutant 13 membres-partenaires et atteignant 22 pays (l’Arabie saoudite, un cas immensément complexe, reste sur la touche). Les BRICS+ dépassent désormais largement l’influence – déclinante – du G20, dont le sommet annuel se tient actuellement à Rio, au moins axé sur les questions sociales et la lutte contre la pauvreté et la faim, et non sur la guerre. Pourtant, le G7/OTANistan, en proie à la crise, a bien tenté de détourner l’ordre du jour.
La véritable décolonisation commence maintenant
À toutes fins utiles, et en empruntant l’une des métaphores de Xi, les BRICS+ ont déjà pris le large en explorant les linéaments d’un Nouvel Ordre Mondial, juste et équitable.
À Johannesburg, l’excellente qualité analytique des interlocuteurs sud-africains, à laquelle s’ajoutent les contributions du Mali et du Sénégal, a été une source de pure joie.
Le ton était réaliste, critique, plein d’espoir – de Nomvula Mokonyane, président du comité des relations internationales du Congrès national africain (ANC) et fervent défenseur de la Palestine/Gaza, de Cuba et du Sahara occidental, à l’ancien ministre des Affaires étrangères, le Dr. Nkosazana Dlamini-Zuma ; de Sikelela Mgalagala, entrepreneur et diplômé de l’université agraire d’État du Belarus, à Nonkululeko Mantula, entrepreneur extrêmement accompli dans le domaine des médias et lauréat d’un prix spécial lors d’un forum des BRICS à Sotchi ; du Sénégalais Souleyman Ndiaye, secrétaire général adjoint du Mouvement russophile international, au Malien Amadou Gambi ; de l’analyste géopolitique chevronné Joe Mshalla à l’ancien diplomate Botsang Moiloa, héritier de l’aristocratie royale du Botswana et du Lesotho et homme à l’énergie débordante.
L’Afrique inégale en chiffres est toujours une proposition stupéfiante qui invite à une profonde réflexion. Ce que l’on pourrait définir comme les «cinq grands» – l’Algérie, l’Égypte, le Nigeria, l’Éthiopie et l’Afrique du Sud – représentent pas moins de la moitié du PIB de l’Afrique.
Trois d’entre eux sont désormais membres à part entière des BRICS, et les deux autres sont des partenaires des BRICS.
Andre Thomashausen, juriste basé à Pretoria, a fourni des chiffres encore plus surprenants.
L’Afrique, avec 20% de la masse continentale de la planète – dans laquelle la Chine, l’Inde, les États-Unis et l’Europe pourraient facilement «entrer» – et 30% des ressources naturelles du globe (notamment des minerais essentiels comme le lithium), sans parler de 17% de la population mondiale (1,3 milliard de personnes), ne représente que 2,8% du PIB mondial.
La conclusion est inévitable : le FMI et la Banque mondiale ont finalement laissé tomber l’Afrique. En 2025, l’Afrique abritera pas moins de 8% des pauvres de la planète.
Un nouveau modèle de développement panafricain, éloigné du système de Bretton Woods, est plus qu’impératif. Et la Russie a tout ce qu’il faut pour jouer un rôle de premier plan.
Aucun pays africain n’a mis en œuvre ou appliqué les sanctions occidentales contre la Russie. Comme l’a rappelé Thomashausen, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg 2023, le président Poutine a proposé de faire don de céréales aux pays africains et, plus tard, n’a pas condamné les coups d’État militaires en Afrique de l’Ouest, contrairement à l’Union africaine – comprenant totalement la volonté d’anticolonisation.
La Russie remplace stratégiquement la France en Afrique de l’Ouest et soutient fermement l’Alliance des États du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso).
Thomashausen note que même si l’implication de la Russie en Afrique est en retard par rapport à d’autres puissances, Moscou a réussi à accumuler un soft power considérable avec seulement 5% des investissements chinois, créant un effet de levier politique avec des accords dans l’agro-industrie, la sécurité, l’énergie nucléaire et l’exploitation minière : «Elle a pratiquement éliminé l’influence de la France. Ses offres de services de sécurité ont surpassé celles des États-Unis et de l’UE».
Élaboration d’un «nouveau plan»
L’un des principaux thèmes des discussions de Johannesburg était la règle civilisationnelle de l’Afrique.
L’inestimable professeur Zhang Weiwei, de l’Institut chinois de l’université de Fudan, a réaffirmé les «quatre maux» combattus par la Chine : le racisme, l’islamophobie, la russophobie et la sinophobie. En ce qui concerne le façonnement d’une «communauté civilisationnelle africaine», il a suggéré de tirer des leçons en transposant le modèle de l’ANASE : la voie consensuelle de l’Asie du Sud-Est.
Comme l’a formulé le professeur Zhang, «alors que les règles régissent l’Europe, le gagnant-gagnant régit l’Asie». Le point essentiel pour façonner une «structure de civilisation culturelle» est la «patience stratégique : deux pas en avant, un pas en arrière».
En Asie, la Chine soutient la centralité de l’ANASE. Comparez-la à l’OTAN, qui s’appuie sur le principe «diviser pour régner» : «La leçon à tirer pour l’Afrique est d’investir dans la coopération institutionnalisée. Cela pourrait être une source d’inspiration pour l’Afrique».
Amadou Gambi, du Mali, a exalté le grand empire malien du XIIIe siècle, en parallèle maintenant aux «jeunes soldats courageux qui ramènent le Mali à lui-même» au sein de l’Association des États du Sahel.
Autre point essentiel de toutes les discussions : comme ceux qui contrôlent le récit contrôlent l’avenir – et aussi le passé – le grand défi pour l’Afrique est «la décolonisation de l’esprit», comme l’ont souligné plusieurs universitaires sud-africains.
Roman Ambarov, ambassadeur plénipotentiaire de la Russie en Afrique du Sud, partenaire des BRICS, a présidé une table ronde sur «l’unité africaine dans un monde multipolaire». D’emblée, il a cité Poutine citant Nelson Mandela : «combien de fois me suis-je relevé après être tombé».
Cela a conduit Mme Nkosazana à aborder le défi le plus difficile à relever : comment conformer l’Afrique à l’unité politique. Selon elle, «notre ressource la plus précieuse, ce sont les gens» et ils sont «jeunes, éduqués et compétents».
Dawie Roodt, économiste en chef du groupe Efficient, a résumé le défi géoéconomique : la nécessité d’une monnaie pour toute l’Afrique, «avec un grand marché des capitaux derrière». Cela serait lié à une connectivité accrue, à la construction de nouvelles villes et industries, et à un leadership renouvelé.
Le professeur Zhang Weiwei a une nouvelle fois mis l’accent sur le modèle chinois, qui consiste à «s’unir et prospérer», en se concentrant sur «les moyens de subsistance de la population en premier lieu», avec des résultats tangibles. Il a qualifié Poutine de «véritable révolutionnaire», contrairement à la Chine depuis Deng Xiaoping, qu’il a qualifiée de «réformiste», et a rappelé que le revenu par habitant de la Chine était inférieur à celui du Malawi.
La Chine a alors procédé à des «révolutions essentielles», l’indice social augmentant, ce qui a constitué la base du développement ultérieur. Quant au modèle, il s’agit d’une «sélection, pas d’élections» : le Parti communiste chinois (PCC) est «holistique». Deng a dit «oui» à la mondialisation économique, mais de manière sélective, et «non» à la mondialisation politique.
Un thème clé pour la plupart des orateurs est que la construction de l’unité africaine mène à l’agence africaine : de bénéficiaire géopolitique à acteur géopolitique, avec le non-alignement intimement lié à la poursuite de l’autonomie. Sur 55 pays – 27% des Nations unies – pas moins de 28 pays africains ont été colonisés par la France. Enfin, une véritable décolonisation post-française est en marche.
Amadou Gambi, du Mali, a mis l’accent sur l’histoire exaltante de l’unité africaine, abordée étape par étape. Cette histoire se transformera en avantages compétitifs et en capacité de l’Afrique à négocier collectivement. Comme l’a souligné Sikelela Mgalagala, le «nouveau plan» devrait être créé par l’Afrique, en utilisant, par exemple, la BRI pour obtenir des avantages et les BRICS comme outil majeur.
Un consensus s’est dégagé parmi tous les participants africains : l’Afrique a désormais essentiellement besoin de volonté politique pour lutter contre les problèmes d’infrastructure, le déficit de capital humain et le déficit institutionnel. Les institutions doivent donc être réparées, parallèlement au processus de lutte contre la (re)colonisation culturelle.
Il revenait à la redoutable Cynthia McKinney – forte de ses six mandats au Congrès américain – d’introduire une note de profond réalisme. L’Afrique est peut-être en train de s’affirmer. Mais personne ne doit être dupe : ce qui est arrivé à Kadhafi n’est qu’un exemple de ce que les suspects habituels sont prêts à faire pour empêcher l’Afrique d’agir. Les nouveaux dirigeants politiques doivent être pleinement conscients que plus ils iront en profondeur, «plus ils courront le risque d’être tués».
source : Strategic Culture Foundation