Dans la Sicile d’Orphée, par Clément Bondu (Le Monde diplomatique, mars 2025)


Giuseppe Bonaviri (1924-2009) fait partie de ces écrivains dont l’œuvre a suscité l’enthousiasme de ses pairs, avant de disparaître dans un semi-oubli. Dès 1954, Elio Vittorini avait salué la parution de son premier roman Il sarto della stradalunga (Le Tailleur de la grand-rue, Denoël, 1978), portrait cosmique de la vie d’un village de Sicile. Bonaviri a été largement traduit en français depuis les années 1970, mais cela n’a pas suffi à faire découvrir l’œuvre foisonnante — mêlant romans, poèmes, nouvelles et contes — de cet écrivain à la langue singulière, emplie de vivacité musicale, de fantaisie et d’érudition joyeuse. La Divine Forêt ressort dans une traduction revue et complétée, et cette parution fait (avouons-le) un bien fou, dans un paysage littéraire actuel assez largement dystopique, déprimé et moraliste.

Comme souvent chez Bonaviri, le roman — paru en 1969 en Italie — a pour centre Mineo, village perché de la province de Catane, lieu de naissance de l’auteur et sorte d’espace originel du récit. Pour Bonaviri, dans le mot Mineo se tient la dimension magique et immémoriale de la nature et des êtres qui la peuplent, nourrie des légendes d’une île méditerranéenne au croisement de cultures variées (grecque, latine, arabo-berbère, normande, hispanique…) et de leurs langues. Dans La Divine Forêt, le narrateur change de forme et d’espèce au gré des chapitres : amorce de vie cellulaire — tandis qu’« il n’y avait encore ni haut ni bas et que l’air ne s’était pas encore séparé de la surface des eaux » —, puis plante, bourrache à fleurs étoilées, et enfin vautour, sous le nom d’Apomeo. Celui-ci tombe amoureux de Toina, avec qui il semble jouir de la vie dans les airs. Mais son aimée disparaît subitement. Afin de ne pas sombrer dans la mélancolie, Apomeo décide de partir à sa recherche, en compagnie du merle Cratete et de l’oncle Michele, un vieux hibou connaisseur d’herbes médicinales, espérant « trouver Toina dans cet horizon sans limites, au milieu de ce bouleversement de couleurs et d’herbes aquatiques ».

Cette « fable archaïque des métamorphoses », selon la postface de Giorgio Manganelli, œuvre d’un étonnant « écrivain orphique », est une métaphore magnifique de la persévérance des êtres vivants, nous faisant passer d’un corps à l’autre, d’un rythme à l’autre, d’une temporalité à l’autre. Parmi ses créatures, évoquons la fleur Fiordimaggio, l’abeille Irrumina, le rouge-gorge Apollodoro, le grillon Alcmeone, l’araignée Isinera… À côté de cette faune et de cette flore pensantes, les humains, que le narrateur-vautour aperçoit depuis le ciel, semblent se tenir orgueilleusement à l’écart, provoquant des incendies qui transforment les forêts en « squelettes noirs d’oliviers d’où pend[ent] des oiseaux sans vie ». « Ce sont des êtres tourmentés par l’erreur et par les peines du corps », commente le dauphin Pirrone, « une infime partie de l’univers, peut-être la plus insignifiante ». Pourtant, malgré la noirceur, le chagrin et la cruauté qui semblent parfois régner en maîtres (Apomeo est lui-même loin d’en être exempt), c’est toujours une pleine lumière qui transparaît dans l’écriture : « Nous avons voyagé toute la nuit. La lune s’était couchée du côté opposé, mais nous savions qu’elle serait réapparue droit devant nous, là où un début d’aube éclaircissait déjà l’horizon. »



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