« La science ne doit pas valoriser la démesure »


Près de 400 scientifiques signaient une tribune dans Libération, le 25 février, appelant à renoncer au projet de mégacollisionneur de particules du Cern, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire. Celle-ci veut construire à la frontière franco-suisse, près de Genève, un gigantesque tunnel souterrain, de 90,7 km de circonférence.

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Ce futur collisionneur circulaire, ou FCC, doit aider à percer certains mystères de physique fondamentale, à propos des particules élémentaires, dans l’infiniment petit, ou de mieux comprendre le Big Bang. Mais sans aucune certitude quant à la pertinence de cet outil pharaonique, dénoncent les signataires, et au prix d’énormes conséquences écologiques potentielles, comme l’expliquait récemment Reporterre.

Il est urgent pour la recherche scientifique de mieux prendre en compte le désastre écologique en cours, affirme Fabienne Barataud, chercheuse en géographie sociale à l’Inrae, membre du collectif Scientifiques en rébellion et coautrice de la tribune. Elle appelle à sortir d’une forme d’hubris symbolisée par ce FCC.


Reporterre — Ce nouveau projet du Cern est-il le symbole d’un angle mort de la science fondamentale, qui n’aurait toujours pas intégré les enjeux écologiques dans son logiciel ?

Fabienne Barataud — C’est une culture que doivent davantage développer les diverses communautés scientifiques. Elles doivent comprendre que certaines formes de recherche fondamentale, qui pouvaient paraître légitimes par le passé, sont aujourd’hui contraintes par l’urgence écologique qui est sans commune mesure avec ce que l’on a connu. Le coût climatique, environnemental et économique du FCC est monstrueux et doit être mis en regard avec ses bénéfices potentiels.


Le futur collisionneur circulaire du Cern.
© Louise Allain / Reporterre

Le projet de FCC est en effet estimé à 16 milliards d’euros : comment expliquez-vous que cette branche de la physique s’attire à ce point les faveurs des pouvoirs publics, alors même qu’elle est présentée comme de la science « fondamentale », sans retour sur investissement immédiat pour les élites politiques et économiques ?

Si la science théorique du Cern n’a pas d’applications immédiates, ses installations nécessitent le développement de sciences appliquées (électronique, alliages, superconducteurs, etc.) qui pourront, elles, avoir des applications à court terme dans les domaines industriels et militaires.

Certaines sciences bénéficient, en outre, d’une aura de légitimité construite historiquement. En France, les sciences reliées directement aux mathématiques ont toujours été perçues comme « plus nobles » que les autres. Un imaginaire commun sur la science, véhiculé par les images et récits, de science-fiction notamment, s’est aussi construit autour de domaines comme la conquête spatiale, l’informatique ou la génétique.

« Une sorte de passe-droit »

Mais surtout, ce projet gigantesque fait écho à un imaginaire de la démesure et de la puissance qui est celui de nos élites. Dans une société qui a fait de la croissance et de la domination (sur la nature, les minorités, les femmes, etc.) ses piliers, les grands instruments scientifiques sont des machines à faire tourner le système et le récit qui l’accompagne : on crée de la croissance économique, de l’emploi, de l’investissement.

Il est d’ailleurs curieux de noter que les projets hors normes (en astrophysique, recherche spatiale, physique des particules, qui se chiffrent en milliards d’euros) bénéficient d’une sorte de passe-droit, comparé à la difficulté de financer d’autres domaines de recherche, alors même que les résultats attendus sont hautement incertains.

Tout se passe alors comme si la portée scientifique devenait un enjeu mineur au regard des enjeux géopolitiques. Autrement dit, dans le cas précis, les financeurs semblent au moins autant attentifs au soft power induit qu’à la science réellement produite.

La production de connaissance scientifique participe à forger la vision du monde d’une société. Orienter différemment les efforts de recherche pourrait-il avoir un effet vertueux sur le degré de conscience écologique de notre civilisation ?

On valorise aujourd’hui la démesure, le « grand », la puissance et le projet du Cern s’inscrit dans cette hubris. C’est ce qui peut expliquer aussi, avec toutes les raisons évoquées précédemment, que la physique est mieux financée que la littérature médiévale anglaise, la compréhension des invertébrés ou les travaux sur le genre.

La science a pourtant un potentiel pour générer de nouveaux imaginaires et de l’émerveillement. Développer une connaissance fine de certains écosystèmes, des interactions entre le lichen et les arbres, par exemple, a de quoi rendre admiratif de la complexité et de la beauté de ces mécanismes. La science peut renforcer notre lien au vivant, elle n’est pas condamnée à être une mise à distance du monde. Mais elle doit pour cela arrêter de nous faire rêver de démesure prométhéenne et nous ramener vers une proximité et un respect du vivant.

Ne craignez-vous pas que vos critiques contre une expérience de science dite « fondamentale » soient mal comprises, au moment où la science et la liberté académique sont violemment attaquées aux États-Unis, et où la quête de connaissance pour la connaissance, dénuée d’utilitarisme économique, est de plus en plus affaiblie ?

Il faut réussir à tenir sur une ligne de crête. Dénoncer, d’un côté, les attaques de Donald Trump contre la science, ou plutôt contre toute forme de pensée critique et autonome, qu’elle soit scientifique, artistique, journalistique, syndicaliste, etc.

De l’autre, lutter contre les intérêts économiques, que ce soit ceux des milliardaires de la tech, du secteur fossile, de l’agro-industrie ou du luxe, qui orientent massivement la recherche scientifique, en pratiquant l’entrisme, en multipliant les partenariats public-privé avec des laboratoires ou des universités, voire en montant leurs propres campus, drainant des sommes colossales.

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La recherche « pure » n’a jamais existé. Et les ressources étant limitées, il est légitime de questionner quelle recherche on souhaite prioriser, au service de la société. La méthode scientifique est l’exercice d’une pensée critique. Il serait paradoxal que le champ de la recherche refuse d’appliquer à soi-même ce regard critique et de discuter du bien-fondé scientifique de certains projets, d’autant plus lorsqu’ils ont l’envergure de ceux du Cern.

Comment démocratiser la science, pour garantir son indépendance, à la fois vis-à-vis des pouvoirs autoritaires et contre la puissance des intérêts capitalistes ?

Une des pistes pourrait être de multiplier les expériences de Conventions citoyennes et les forums citoyens, pour associer la société civile aux grandes orientations de la recherche scientifique. Il est bien sûr important que les chercheurs gardent leur liberté, leurs intuitions pour faire avancer leurs recherches de manière autonome.

Il ne peut pas y avoir de planification citoyenne absolue, mais certains chercheurs doivent comprendre que la situation actuelle doit évoluer : alors que la recherche est massivement orientée par des intérêts privés et que la science pourrait apporter beaucoup plus de réponses face au désastre écologique en cours, ne pas prendre position aujourd’hui, c’est favoriser le statu quo.

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